Quelle santé?
La maladie peut donc être définie de manière bien différente selon l’approche qui est privilégiée, celle du médecin ou celle du malade, celle de la science ou celle de la doxa. Ce qui est vrai pour la maladie l’est tout aussi pour la santé qui reste de la même manière une notion bien relative. Pour Leriche, c’est simplement la vie dans le silence des organes. La santé traditionnellement correspond ainsi depuis Hippocrate à un état d’équilibre naturel. Canguilhem voit pour sa part dans la santé cette capacité de tomber malade et de guérir, c’est donc selon lui un « luxe biologique ». Levinas associant la vie au corps explique : « La vie atteste, dans sa peur profonde, cette inversion toujours possible du corps-maître en corps-esclave, de la santé en maladie.[1] » Quant à l’OMS, sa vision est particulièrement large puisque la santé n’est rien moins qu’« un état de complet bien-être physique, mental et social (qui) ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité.[2]» Reste, et ce n’est pas le plus simple, à définir ce qu’est le bien-être ? Ainsi, de la santé comme absence de maladie ou silence du corps, on passe à la santé comme bien-être total.
De manière plus générale, il serait possible de distinguer deux grandes conceptions de la santé. La première conception dont nous parle Nietzsche, sous le terme de « grande santé », représente la vérité du corps vivant mise à l’épreuve de tous les désirs. La santé y est perspective, puissance de vie mais en aucun cas un objet pour la science. Liberté même, la santé est non-conditionnée, impossible à comptabiliser. D’ailleurs, la maladie ici ne s’oppose pas à la santé. Au contraire la maladie est nécessaire puisqu’elle est un point de vue sur la vie qui fait disparaître l’attachement innocent à la vie. L’homme qui a connu la maladie est donc littéralement « inguérissable », non pas qu’il reste malade, mais l’expérience même de la maladie le rend autre, la guérison suppose la fin de l’innocence biologique comme le notait Georges Canguilhem.
La seconde conception de la santé n’a rien à voir avec la première puisque ici la « bonne santé » se résume à un RAS (rien à signaler). Elle serait d’autant meilleure qu’elle se situerait au plus près d’un état dit « normal » défini par la science. En bref, c’est la vie dans les normes et la quiétude. La santé peut donc parfois s’opposer à la vie comme puissance d’exister. Elle peut même devenir un élément « perturbateur » de la vie, car pour reprendre Sophocle : « La vie ne veut pas guérir ».
Si nous entretenons aujourd’hui un rapport de plus en plus médicalisé au corps et à la santé, c’est que cette seconde conception de la santé est aujourd’hui hégémonique. D’un droit aux soins, on serait passé à un droit à la santé. Pourtant, si la santé dépend en partie de l’efficacité des soins médicaux, elle dépend aussi, il ne faudrait pas l’oublier, d’autres facteurs qui ne sont pas liés à la médecine. Ainsi, les déterminants de la santé (notion essentielle en santé publique) ne se réfèrent pas uniquement au système de soins. Le mode de vie, l’environnement et la biogénétique (vaccination et peut être dans l’avenir thérapie génique) sont des déterminants qui agissent tout autant – sinon plus – sur l’état de santé d’une population que la seule activité médicale curative. Il ne s’agit évidemment pas ici de nier les bienfaits de l’évolution des techniques médicales en terme notamment d’espérance de vie, mais simplement de souligner que de nombreux autres facteurs sont en causes.